Ne
reculant devant aucun sacrifice,
j'ai rencontré pas plus tard
que tantôt chez lui le beau
et sémillant Robert Fripp
grand maître à penser
du groupe King Crimson. Il était
assis dans son petit studio d'enregistrement,
sa guitare sur ses genoux, l'air
sérieux et touchant plein
de manettes.
Vous faites quoi là,
mon cher Robert ?
Je suis en train de travailler sur
ma nouvelle version de "Larks'
tongue in aspic".
Encore... Ce sera laquelle
?
Je sais plus. La trentième
peut-être...
Pourquoi faire toujours
le même morceau ?
Beethoven faisait bien
du Beethoven.
Certes mais il changeait
de titres.
Ouais, comme moi. Lui,
c'était symphonie n°1,
n°2, n°3, etc... En ce qui
me concerne, il suffit de remplacer
"symphonie" par "Larks'
tongue in aspic".
Ouais, je vois… Dites-moi,
j'aimerais savoir comment vous faites
pour rester tout un concert sans
bouger le cul toujours assis sur
votre tabouret ?
C'est simple. Ma musique
est purement cérébrale
et non corporelle. Tout se passe
dans la tête.
Ah bon ?
Et oui. Elle parle au cerveau
et non au corps. Ca s'appelle même
du rock cérébral et
non du rock progressif comme l'écrivent
à tort certains journalistes...
Mais, vous savez, parfois, c'est
dur de se contrôler. Alors,
au milieu du concert au bout d'une
heure quand Adrian Belew fait son
solo et que tout le monde le regarde,
il m'arrive de ne plus pouvoir me
retenir et parfois, je l'avoue humblement,
je bouge un peu les oreilles !
Pas possible !
C'est pourtant la stricte
vérité mais ne le
dites à personne.
Vous pouvez compter sur
moi... Mais, c'est quoi la différence
entre le rock cérébral
et le rock progressif ?
C'est simple. Le rock cérébral,
c'est la musique que je fais avec
King Crimson...
En quoi ça consiste
?
Eh bien, vous prenez un
thème. Par exemple, "Larks'
tongue in aspic" composé
par moi en 74 ou 73, je ne sais
plus, et vous le développez
à chaque nouvel album à
l'infini avec changement de solos,
intervention de synthés,
multiplication des percussions et
adaptation aux nouvelles techniques
d'enregistrement. Et tout ça
sans bouger le cul de son siège.
Pas facile hein ?
En effet, pas facile...
Et le progressif, c'est quoi exactement
?
Ca, j'avoue humblement
ne pas trop savoir ce que c'est.
Je suppose que c'est une musique
qui progresse comme son nom l'indique.
Maintenant, je sais pas comment
ils font pour la faire progresser.
Moi, j'y arrive pas. D'ailleurs
comme vous l'avez remarqué,
je fais toujours le même morceau.
Donc, vous ne faites pas
de progressif ?
Non et d'ailleurs le progressif
c'est un truc ringard. Moi je suis
un musicien d'avant-garde.
Ah bon ?
Oui. Et la preuve c'est
que je suis toujours là 60
ans après la création
du groupe. Et c'est parce que j'innove
toujours. Les autres ils ont tous
coulé... même Yes.
Mais, ils sont toujours
là les Yes !
Ah bon, vous croyez ?
Oui, j'en suis sûr
!
Ils faisaient pas du progressif
eux ?
Oui, mais il y a longtemps.
Ils font quoi maintenant
? Pas du rock cérébral
j'espère ?
Oh non ! Plutôt le
contraire.
Vous me rassurez. J'avais
peur de ne plus être le seul
! Vous vous rendez compte, j'aurais
été obligé
de faire que des albums de soundscapes
!
C'est quoi des soundscapes
?
C'est de prendre sa guitare
et pendant 25 minutes jouer les
mêmes notes.
Ca risque pas de devenir
quelque peu, euh... ennuyeux à
la longue ?
Chiant convient mieux !
En tout cas pour celui qui écoute,
c'est sûr ça doit être
hyper pénible. Moi-même,
parfois vers la 20° minute,
je fatigue un peu. Heureusement
que je joue souvent ce genre de
truc avec Eno, il m'aide beaucoup.
Ah bon ?
Oui, il me raconte des blagues belges
pour que je tienne le coup jusqu'à
la trentième minute.
Et ça marche ?
Ca dépend des blagues.
Si elles sont nulles, je craque
vite. Si elles sont marrantes, j'arrête
pas de bouger dans tous les sens
et ça risque de faire du
tort à mon image de marque.
Je vois... Mais pourquoi
Eno ?
Pour le concept qu'il véhicule
auprès de la critique. Ce
mec, il est très fort. Quoiqu'il
fasse il a toujours la côte.
Même s'il fait un album d'ambient
hyper chiant, tout le monde trouve
ça génial... Et puis
vous me voyez enregistrer avec André
Rieu. Je serais vraiment plus crédible
et plus du tout cérébral.
En effet... Ce sera le mot
de la fin.
Quoi, "effet"
?
Non, "cérébral".
Ah, je préfère.
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