Ne
reculant devant aucun sacrifice,
j'ai rencontré le beau
et sémillant Francis
Cabrel. Il m'avait donné
rendez-vous sur la place Gilbert
Bécaud d'Astaffort. Il
était venu me chercher
avec sa 2 chevaux camionnette
car il m'eut été
difficile de trouver seul sa
demeure. Il m'a reçu
dans son joli mas rustique perdu
sous les étoiles de la
paisible campagne astaffortienne.
Sous l'ombrage d'un platane
centenaire, nous nous sommes
installés, Francis et
moi, près d'une vieille
table en bois où mon
hôte avait déposé
un délicieux AOC. Francis
me montra, pas peu fier, la
collection des odeurs de l'automne
et des brindilles de bois mort
de sa femme. Autour de nous
picoraient quelques poules bruyantes.
Dans un pré adjacent,
un jeune poulain batifolait
comme un fou dans les herbes
rases. Il y avait, en outre,
sur la table susdite des pots
de confiture et un pain de pays
afin d'accompagner dans la convivialité
ce moment bucolique alors qu'un
soleil automnal, déclinant
et fatigué, nous caressait
de ses chaleureux rayons avant
de disparaître au loin
derrière les vieilles
bâtisses assoupies d'Astaffort
pas loin de l'autoroute. Nous
goûtâmes le vin
sans retenue et avec une certaine
allégresse. Il était
délicieux. Pour le reste,
ce fut autre chose. Il y avait
plein d'abeilles dans les pots
de confiture. C'était
dégueulasse.
Francis,
que pensez-vous du fait que
certains affirment que vous
êtes devenu l'égal
d'un Brassens ?
J'en sais rien. Ce que je sais,
par contre, c'est que moi au
moins je me suis rasé
la moustache tandis qu'il l'a
gardée jusqu'au bout.
Un mauvais point pour lui.
Comment
se fait-il que le thème
de l'autoroute revienne de façon
récurrente dans votre
œuvre, comme un leitmotiv,
un fil rouge, une continuité
conceptuelle ?
Ah bon ? J'avoue, j'avais pas
remarqué.
Si.
"Je sais que tu vis
là-bas au bout de l'autoroute"
et "Les chevaliers
cathares dorment doucement au
bord de l'autoroute" .
Ah oui, vous avez raison. C'est
une métaphore. L'autoroute,
c'est l'ailleurs. On veut fuir
un quotidien oppressant et partir
n'importe où pour se
retrouver et peut-être
aussi donner un sens à
sa vie sur des chemins de traverse
qui ne sont pas forcément
les plus courts. Encore un petit
coup de rouge ?
Non.
Merci. Ces chemins de traverse,
vous les prenez encore ?
Non. Plus maintenant. C'est
chiant. C'est plein de cailloux
et on se bousille les pieds.
Et puis j'ai plus le temps.
Je prends l'autoroute.
Comment
se fait-il qu'on soit obligés
d'attendre chaque fois au moins
cinq ans avant de pouvoir écouter
un nouvel album de vous ?
C'est pas facile d'écrire.
On trouve pas des trucs comme
"dormir sur des paquets
de planche", "la femme
noire avec à côté
tout tordu son bonhomme"
ou encore "de l'herbe ancienne
dans les bacs à fleurs"
comme ça en cinq minutes.
Je sais plus si c'est Joey Starr
ou Ferré qui a dit :
"le talent, c'est 90 %
de transpiration, 20 % d'inspiration".
Mais,
ça fait 110 % ?
Ah bon, vous êtes sûr
? Alors ce doit être Joey
Starr. Vous voulez encore un
peu de confiture ?
Non.
J'ai cru comprendre en étudiant
de près vos chansons
que vous étiez un adversaire
farouche de la corrida. Qu'en
est-il exactement ?
J'avoue que je supporte pas
de voir souffrir ces pauvres
bêtes qui, dès
les premiers moments ont cru
qu'il fallait seulement se défendre.
Mais cette place est sans issue,
elles commencent à comprendre.
C'est pas con un taureau.
Mais,
Francis, la corrida, c'est beau.
C'est la tradition. C'est notre
patrimoine. Olé !
Ah non. Là, je m'inscris
en faux. C'est un spectacle
barbare. Le soir, rien que de
penser à tous ces bovidés
qui souffrent le martyr, je
mets au moins cinq minutes à
m'endormir. Et puis, ça
donne un sacré goût
à la charcutaille.
Alors,
Francis m'a proposé de
passer la soirée à
Astaffort au bar des platanes,
chez Marcel. "Y'a une sacrée
ambiance" m'a-t-il dit
en substance et avec son sympathique
accent qui fleure bon les cailloux
et l'autoroute, quand le soir
descend. On est alors monté
dans sa 2 chevaux camionnette.
On a descendu le vieux sentier
de terre plein de cailloux qui
mène à la route
départementale. Ca secouait.
Puis nous avons pris la direction
du village. Dans le bar, on
a continué la discussion.
La
corrida, Francis, y'a quand
même la musique, le décorum,
la prestance du matador.
Le matador ? Un vulgaire acrobate
en costume de papier. Une danseuse
ridicule. Un pantin. Un minus.
Vous
vous nourrissez bien de viande,
Francis ?
Oui. Mais des fois quand j'y
pense, ça donne un arrière-goût
de remords à mon entrecôte.
Mais, je fais un effort pour
rester fidèle à
mes engagements. Quand tu chantes
que t'aimes pas la corrida,
tu vas pas bouffer de la carne.
Vous savez, un artiste ça
doit être sincère,
loyal et droit. Je suis en quelque
sorte, pour faire dans l'allégorie,
comme un phare éclairant
l'âme égarée
dans une nuit sans étoiles.
Putain, c'est bon ça.
Permettez que je le note. Ca
pourrait servir pour mon prochain
album dans cinq ans.
Vous
allez abandonner la bonne nourriture,
patrimoine gastronomique de
nos belles campagnes ?
Parfaitement. En ce moment,
je me mets de plus en plus aux
légumes. C'est dégueulasse
mais bon, on a rien sans rien.
Tous les matins, l'épicier
d'Astaffort me met de côté
quelques poireaux, des olives
et des radis. Ca me permet en
tout cas de garder un teint
aussi clair que les murs blancs
du fond de l'Espagne. C'est
toujours ça de gagné.
Après
tout le monde s'est mis à
la discussion. Alors Francis
a quitté, fatigué,
le bar des platanes, chez Maurice.
Il est remonté péniblement
dans sa 2 chevaux camionnette
et a disparu dans la nuit noire.
Je suis resté pour téléphoner
chez moi que j'arriverai en
retard. Le ton monta à
propos de la corrida. D'un côté
les partisans, de l'autre les
opposants. On s'excita. Les
coups volèrent bas. Et
soudain un des aficionados s'écroula
raide, victime d'un uppercut
particulièrement traître.
On le transporta d'urgence à
l'hôpital d'Agen, Tarn
et Garonne. Mais, rassurez-vous,
ce ne sera rien. Aux dernières
nouvelles, il vient de sortir
du coma. Il a bougé les
oreilles et la queue. Olé
!